Moulin noble pour roturier

Rose Anne Dutrocq

portrait au Musée Massey, à Tarbes

Une famille qui compte, à Miélan : les Dutrocq 


Le 31 janvier 1856, se présentent devant Pierre Dupont, notaire à Vic-en-Bigorre, Charlotte Agathe de Pujo-Nouilhan, veuve de Germain Anne de Maigné de Sallenave, seigneur de Saint-Martin en Barèges et Sombrun, et Jérôme Armand Aristide Dutrocq, avocat et notaire à Miélan (32170), au nom de Marie-Thérèse Maigné de Saint-Martin, son épouse. Ils vendent le moulin de « Clarac », placé sur le canal des moulins, à Antoine Bégué, originaire de Sénac (65140) et propriétaire du moulin sur l'Echez « offert » à Vic-en-Bigorre par Louis XIV, en 1657. « Clarac » est le premier moulin noble vicquois vendu à un roturier. Un événement !


Le moulin de « Clarac » - XIIIe siècle

Le moulin est à 4 meules et 2 blutoirs, bâti sur murs à chaux et sable. Il comprend la digue du « Curét » (prise d'eau dans l'Echez), la partie du canal des moulins jusqu'à « Clarac », des terrains au quartier d'Hugues et des dépendances. Les “venderesses” demandent 40000 F payables en deux fois : 20000 F dans dix ans et 20000 F dans vingt ans. Les premiers vingt mille francs sont productifs d'intérêts et exigibles dès janvier 1857. Le quart de ces intérêts revient à Charlotte Agathe de Pujo-Nouilhan, le surplus à Marie-Thérèse Maigné de Saint-Martin qui servira à payer la dot qu'elle a constitué à sa fille, Rose Anne Dutrocq, épouse de Victor Brauhauban, frère d'Antoine Brauhauban, maire de Tarbes et bienfaiteur de la ville.

 

Rose Anne Dutrocq est issue d'une riche famille gersoise qui tient le haut du pavé, à Miélan, au XIXe siècle. Cette famille de marchands et de forgerons grimpe au sommet de la hiérarchie sociale, au XVIIIe siècle. Son père, Jérôme Armand Aristide Dutrocq a été Conseiller général du département du Gers, de 1833 à 1848. Sa mère, Marie-Thérèse Maigné de Saint-Martin, est issue de la famille Maigné de Sallenave qui fit construire un hôtel particulier à Vic-en-Bigorre, dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, et dont un membre, Jacques Germain Maigné de Sallenave, fut maire de la ville de 1816 à 1821 (1).

 

La salle de Sallenave est le berceau de la famille dans la commune de Pessan (32550). Un cadet de cette famille, Honoré de Maigné, vint s'établir à Vic-en-Bigorre au début du XVIIe siècle (2).

Rose Anne Dutrocq - 1830-1909

En 1853, à Miélan, Rose Anne Dutrocq a épousé Victor Brauhauban, riche héritier de la famille Buron de Tarbes et Darrieux de Tournay. Puis, Rose est venue habiter à Tarbes, rue du Bourg-Neuf - actuelle rue Brauhauban - avec son mari et son beau-frère. En 1863, elle est veuve et sans enfant ayant perdu sa petite Marie-Thérèse âgée de sept jours. Elle est à la tête d'une fortune colossale qu'elle partage avec son beau-frère Antoine qui ne l'aime pas car il soupçonne le notaire tarbais Jean-Pierre Daléas d'avoir grandement favorisé les desseins de sa belle-sœur.

 

Cette succession Brauhauban fera l'objet de nombreux procès car l'immense fortune à des origines contestées : l'héritage des Buron de Tarbes (Charlotte Buron est la mère des frères Brauhauban), eux-mêmes héritiers des Cazenave de Horgues, un commerce lucratif avec les Anglais et les Espagnols pendant la campagne d'Espagne et des arrangements avantageux avec le Préfet Lannes, au début du XIXe siècle, dans le thermalisme haut-pyrénéen. Malgré les chicanes de son beau-frère, Rose fait valoir ses droits à l'héritage et s'installe cours Napoléon - actuel cours Gambetta. Sensible à la pauvreté des gens de la ville, elle fait des dons très généreux au Bureau de bienfaisance de Tarbes. Elle n'oublie pas ses compatriotes de Miélan et elle lègue à la ville 100000 F pour achever l'édification de l'église Saint-Barthélémy où l'on peut admirer sur les vitraux principaux les noms des Dutrocq. Elle donne également 10000 F aux petites sœurs des pauvres de Miélan. On peut voir deux portraits de Rose Anne Dutrocq décédée en 1909 ; le premier, majestueux, dans les collections du Musée Massey et, le second, dans la Maison de l'avocat, 6, rue Maréchal Foch, à Tarbes (3). 

 

Revenons à Vic-en-Bigorre. Antoine Bégué, riche meunier, offre en garantie l'hypothèque de sa maison d'habitation, grange, cour, jardin, verger à fruits - actuellement rue Bégué, à Vic-en-Bigorre - et une prairie de cinq hectares. Les dames demandent à l'acheteur “les droits les plus étendus en faveur du moulin de la Place”, c'est-à-dire tenir constamment deux vannes ouvertes, jour et nuit, à « Clarac », pour faire jouer les deux meules du moulin de « La Place », situé en aval, ne pas prétexter le “temps d'étiage” pour détourner l'eau du canal de « Clarac » et l'envoyer vers le moulin de la ville, sur l'Echez, qui lui appartient et qui “habituellement chaume en temps de sécheresse” ; enfin, veiller à la bonne hauteur du barrage de l'eau, au « Curét », soit 32 cm au-dessus du cours naturel. La lecture de ce document rappelle que le canal du « Chourròt » a été creusé pour détourner l'eau du canal des Moulins vers l'Echez avec la servitude du récurage annuel des conduites d'eau, au mois de juillet. Suivent encore plusieurs pages de conseils à Antoine Bégué, notamment envers les fermiers des deux moulins, les époux Marie Setze et Dominique Faget, meuniers de Vic-en-Bigorre, d'interdictions avec menaces voilées, de charges d'entretien à assurer : récurage de l'embouchure du « Curét » et du canal de Monda, placé à la hauteur du pont de Saint-Lézer, rive gauche de l'Echez, sur la commune de Saint-Lézer. Les personnes présentes et les témoins : Joseph Rozes, menuisier et André Saffore, professeur, signent l'acte de vente sauf Marie Faget qui ne sait pas. 

 

Le premier février 1856, Antoine Bégué devient vraiment propriétaire du moulin de « Clarac ». Cet acte, d'une portée considérable, entérine plus de deux siècles de luttes, de violences et de vengeances entre vicquois. Sept ans plus tard, le 20 octobre 1863, dans l'étude de Camille Darros, notaire et maire de Vic-en-Bigorre, Jérôme Armand Aristide Dutrocq et Marie Thérèse Maigné de Saint-Martin, son épouse depuis le 17 mars 1829, tous deux demeurant à Miélan, vendent le moulin de la Place (du marché) ou plus communément appelé par les vicquois moulin du Roi (Henri IV). Oh, pas de gaieté de cœur ! Non, mais contraints et forcés.

 

Une décision du ministre des Travaux publics, du 21 juillet 1863, sur l'élargissement de la route impériale n°135 - Bordeaux à Bagnères-de-Bigorre -traverse de Vic-en-Bigorre, leur fait obligation de vendre l'immeuble et les dépendances du moulin de la Place. Haut de un étage, sa surface au sol est de 97 m2. Il est placé à cheval sur le canal et a pour dimensions 8 m de largeur et 12 m de longueur. Dans la continuité, vers le nord, une écurie de 133 m2, environ 11 m de longueur pour 12 m de largeur, mais désaxée et débordant sur la route. On peut estimer le débord d'environ 8 m, depuis l'axe du canal. D'où la démolition décidée par les arrêtés des 17, 18 et 19 octobre 1863. Le montant de la transaction est de 34000 F.

 

C'est la commune de Vic-en-Bigorre qui règle à Jérôme Dutrocq cette somme et l'Etat ristourne 12500 F à la Ville. Marie Thérèse Maigné de Saint-Martin avait hérité de son frère Charles François, habituellement domicilié à Vic-en-Bigorre, mais décédé à Montauban, le 8 avril 1847, et de sa mère Charlotte Agathe de Pujo-Nouilhan, décédée le 6 février 1858, qui recueillait le moulin de la Place de sa mère Anne Marie Thérèse Lassalle de Harader, veuve de Pierre Pujo et décédée le 4 décembre 1848. 

 

Si cette acquisition est intéressante pour la commune vicquoise qui désire posséder l'eau du canal et ses abords, elle demeure coûteuse pour les finances locales. On acquittera la dette par paiements partiels. Les 34000 F produiront 5% l'an d'intérêts, payables en deux semestres, versés dans les mains du percepteur des contributions directes de Vic-en-Bigorre et employés dans l'achat d'actions à 3% sur l'Etat, au nom de Marie Thérèse Maigné de Saint-Martin, tant que la ville ne pourra se libérer. Tous les droits que peuvent avoir les « venderesses » sur l'immeuble sont transmis à la Ville. Tous les contractants se transportent à la Mairie et l'on signe l'acte. Camille Darros, au nom du Préfet Garnier, Roques, son premier adjoint, pour le maire de Vic-en-Bigorre, et Jérôme Dutrocq, avocat et notaire à Miélan, au nom de son épouse (4).

(1) « Les maires de Vic-Bigorre - De Louis XIV à l'an 2000 » - Claude Larronde - S.A.D.H.P - 1999.


(2) « La seigneurie de Sombrun » - Claude Dieuzeide - 1993 et « Généalogie de la famille de Maigné de Sallenave - Branche de Vic-Bigorre » Ludovic Mazéret - Revue Société Archéologique du Gers - 1915 .


(3) « Vies et visages du XVIIIe siècle au XXe siècle - Une cousine éloignée » par Sandrine Braun - Imprimerie des 3B - 2003.


(4) « Les moulins de Vic-Bigorre » - Claude Larronde - S.V.E.I.M - 1995.