UN CURE DE CHOC : JOSEPH DELCROS-TERRATZ

Lettre de fin mai-début juin 1810

 

Monsieur, mon cher Honnert,

 

"Le dix-neuf du mois dernier, à six heures du matin, venant de me promener à la campagne, comme j'étais presque aux portes de la ville, je fus arrêté par un individu vêtu moitié soldat, moitié bourgeois, qui me demanda l'aumône. N'ayant rien sur moi, je l'invitai à venir au presbytère ou à l'église. Je lui demandais d'où il venait, il satisfit sur ce point, connaissant parfaitement le pays de l'Espagne qu'il avait habité. Où allez-vous ? lui dis-je encore. Il me répondit qu'il allait en Normandie et précisément dans un pays que je connais davantage (Bayeux). Il fit plus, il se dit fils d'une maison avec laquelle j'avais des relations intimes. Il me donna les renseignements qui paraissaient les plus certains. Les larmes coulaient de ses yeux, il me montra trois espèces de lingots d'or qu'il désirait engager ou vendre pour faire sa route d'une manière qui le mit à l'abri de mendier. Je fus si touché de son état, l'ancienne liaison qui existait entre la famille dont il se disait fils et moi se réveilla au point que je l'engageai de venir chez moi. Il n'accepta pas d'abord sous le prétexte qu'il devait joindre deux camarades qui avaient pris le devant de quelques pas et comme il me vit pressé, il me demanda l'heure à laquelle je pourrais être libre. Je lui assignai celle de midi. Il était rendu chez moi à onze heures et demie. Je lui donnai toutes les marques d'attachement qui furent en mon pouvoir. J'étais comme enchanté de voir quelqu'un qui me rappelait tant de souvenirs agréables, linge, bonne chère, tout fut prodigué, néanmoins je voulus m'assurer si les prétendus lingots étaient d'or. Il fit des façons pour me les confier et ce ne fut que lorsque je dis que je les fairais voir à un orfèvre qui demeurait en face de l'église, qu'il me les livra. Cet orfèvre est un protestant misérable, fainéant, à qui j'ai fait du bien, notamment dans une maladie qu'il a essuyé. Il est originaire de la Vendée et ne demeurait à Vic que depuis un an. Il m'assura que les lingots étaient du plus pur or. Sur sa parole, je baillai à l'individu cinquante louis du véritable or qui était tout mon avoir. Je devais garder les lingots jusqu'à ce qu'il m'écrivît pour les vendre ou les lui faire passer et, dans le premier cas, lui envoyer le surplus. Il partit joindre ses camarades à ce qu'il me disait. Deux jours après, j'ai été chez le même orfèvre pour les faire peser. Je le trouvais qui faisait son paquet pour décamper. Il fit le surpris en voyant les lingots et me dit qu'ils avaient été changés, que ceux-ci étaient de la (mot illisible). Je dois vous observer que dès que l'orfèvre m'eut dit la première fois qu'ils étaient d'or, l'individu ne les toucha plus, je les enfermai dans mon armoire. Je vis malheureusement trop tard que j'avais été trompé par l'orfèvre et je me rappelais alors que j'avais parlé à ce dernier quelques mois auparavant et d'une manière étendue de la famille de Normandie dont le fripon se faisait fils. Vous sentez bien que je lui prodiguai les reproches qu'il méritait. Il ne s'agit plus des cinquante louis qui sont perdus absolument. L'orfèvre a disparu à son tour, mais j'ai la désolation de savoir que deux bandits de ma paroisse sont véhéments soupçonnés d'être ses complices. Ils appartiennent à des familles considérées à un certain point. Obligé de sortir de nuit et de jour, jugez mon embarras, je n'ose aller me promener hors la ville. Je crains que je ne pourrai me passer de cet exercice auquel je suis habitué depuis plus de vingt ans, ma santé souffre déjà de cette privation. Cet événement l'a beaucoup altérée. Je suis persuadé que vous y serez sensible. Je suis surpris que Mgr. ne m'ait rien mandé touchant un certain M. Gascon".

 

Cette basse escroquerie eut raison des économies du curé de Vic-en-Bigorre. La lettre suivante, adressée au chanoine Honnert, nous apprend que l'horloger-bijoutier a probablement quitté le pays puisque son remplaçant lui inspire une grande méfiance.

 

Lettre du 21 avril 1811

 

Monsieur, mon cher Honnert,

 

"...Je saisis cette occasion pour vous remercier des honnêtetés dont vous me comblez par votre dernière, mais autant j'ai à me louer de vous et M. l'abbé Lallemand, autant j'ai à me plaindre de Mgr. l'évêque à qui je ne donnerai plus l'occasion de se venger des procédés que je reçois de vous deux. Occupé des devoirs de ma charge qui devient plus pénible pour moi tous les jours, je n'ai su que la cure de Pau était vacante que lorsqu'elle a été donnée. Mgr. n'ignorait pas que j'aurais été vu d'un bon œil à cette place. Il n'a pas daigné me l'offrir et c'était la seule qui pouvait me fixer dans le pays. Dans le temps, je lui ai écrit qu'un certain M. Gascon, vicaire de Lagarde, avait marié un de mes paroissiens sans ma déclaration de la publication des bans. Pour peu qu'il se fût informé de la moralité de ce M. Gascon, il l'aurait dégradé de toute fonction ecclésiastique. Malgré que j'ai demandé plusieurs fois ce qui avait été déterminé à cet égard, je n'en ai rien pu apprendre. J'ai su, au contraire, que ce M. Gascon a baptisé un enfant qui est venu à la suite de ce mariage, les parties domiciliées dans ma paroisse, mais je n'ai aucune preuve formelle de ce fait. Cela m'a été confié lorsque j'ai demandé à baptiser cet enfant qu'on m'a dit être baptisé. Il y a plus d'un an que j'écrivis à Mgr. qu'un nommé Lagarde, vicaire à Nouilhan, s'interrompait dans l'exercice du ministère. Je lui fis passer la preuve matérielle signée de ce M. Lamarque, je n'ai jamais pu savoir le cas qu'on a fait de ma plainte. Je pourrais aller plus loin pour justifier mes justes plaintes mais je préfère vous entretenir des sentiments d'estime, d'attachement et de respect que je conserverai toute ma vie en quelque lieu que je sois tant pour vous que pour M. l'abbé Lallemand. Je vous prie de les agréer". Delcros Terrats, curé.

 

Lettre du 11 avril 1812

 

Monsieur, mon cher Honnert,

 

"...Je vais vous entretenir d'objets aussi sérieux dont ma conscience va se décharger. Nous avons à Vic un hospice dont le service est peu considérable, tout au plus six malades dans l'année. Lorsque vous envoyiez dans le temps le règlement du 21 avril 1806 sur les hospices, feu Combessies, maire, me pria de m'en charger, j'ai fait le service jusqu'à ce jour, il y avait alors à la tête de la maison une femme âgée et respectable qui remplissait assez bien son devoir. Elle mourut il y a cinq ans. L'on mit à sa place une fille d'environ cinquante ans ayant tous les vices de son sexe et n'ayant jamais donné la moindre marque de religion, quo suit, quo suit... et enfin une des maîtresses de Darrabiat (Madeleine Lataste) pendant qu'il a été curé constitutionnel ayant eu des enfants ensemble et cela frauduleusement. Cette malheureuse reçoit des jeunes filles...vous devinez tout le reste. J'ai fait tout ce que la charité m'a inspiré pour la ramener à Dieu et tout ce que la prudence m'a dicté pour la faire chasser. J'ai échoué. Mais me direz-vous, qui sont les administrateurs ? Des personnes que Darrabiat a placées et qu'il conduit. J'ai été forcé pour répondre à l'indignation de tout ce qu'il y a d'honnête de déclarer à ces messieurs les administrateurs que tant que cette fille serait dans la maison, je n'y mettrais plus le pied. Vous vous doutez bien que les malheureux qui ont été forcés de recourir à cet asile, ont été les premières victimes de son peu de charité. M. Baile m'a dit qu'il a refusé la place d'aumônier qui lui a été offerte. On m'a rapporté que l'abbé Dubertrand a aussi refusé, mais on m'a ajouté que l'abbé Bédouret qui devrait être interdit depuis longtemps à cause de sa folie qui va croissant tous les jours allait accepter. Cet homme qui fait mon désespoir depuis que je suis ici par les entreprises avec les pouvoirs illimités dont tous se disent revêtus, va mettre le scandale au comble dans cette maison si vous ne lui retirez les pouvoirs de confesser quoiqu'il ne confesse que les mauvais sujets qui sont dans le cas de se marier et quelques libertins de collège. Le mal qu'il fait est incalculable, il est incapable de suivre le règlement sur le service des hospices, il fera dans cette maison ce qu'il fait dans les campagnes lorsque quelque prêtre est malade, on irait pour rire. Vous devriez charger de cette tâche le paresseux abbé Dubertrand qui ne confesse qu'une trentaine de personnes qui lui donnent des messes grasses et qui ne parait dans toute l'année qu'aux vêpres de Pâques. Les bontés que vous avez pour moi m'engagent à vous dire ma façon de penser sur les pouvoirs illimités dont tous les simples prêtres se disent porteurs avant la Révolution. J'ai vu qu'on ne les donnait à certains prêtres que sur la demande des curés. Ne feriez-vous pas mieux d'en revêtir les seuls curés avec pouvoir de les déléguer à ceux qu'ils croient dignes de cette confiance et qu'ils jugeraient en avoir besoin ? Votre feu collègue Lamarque a été plus loin, il a donné à M. le curé d'Artagnan et à M. Baile le pouvoir même de bénir les ornements sacerdotaux, cloches, etc. Je suis convaincu des pouvoirs de ces messieurs. Je ne sais si Bédouret et consorts n'en ont pas autant. Ainsi le curé loin d'avoir la considération qui devrait appartenir à sa place, n'y est que pour en porter le poids. Quant à moi, je suis si accablé du mien que je ne puis plus me tenir debout. Ne concluez pas de là que je désire des aides, mon état serait pire. Je le crois, l'expérience m'a convaincu que tant qu'il me viendra des vicaires, on en fera des ennemis et je ne puis parer le coup. On n'a pas d'autre moyen de m'inquiéter et quand je serais forcé de tendre la main, j'abandonnerais volontiers une place que j'ai remplie jusqu'ici avec l'honneur de mon état et le rôle du pasteur. Vous pouvez me demander encore qui sont ceux qui débaucheraient ces vicaires. Je vous mets en tête les prêtres. Je ne sais positivement si M. Bédouret est du nombre, sa mauvaise santé ne lui permettant que de dire la grande messe, il a soin de me prévenir. Mais ajouterez-vous, qu'avez vous fait à les aider ? L'expérience publique que j'ai acquise à la sueur de mon front et la sévérité de ma conduite, voilà leur jalousie. Je désire que celui qui me remplacera prêche tous les ans carêmes, octaves, avents, grandes fêtes, prônes, impromptus, catéchismes. Je viens de le faire pendant huit ans et je n'ai répété qu'une seule fois les mêmes services, même en changeant beaucoup de choses. À l'heure qu'il est, j'ai confessé plus de mille personnes pour le temps pascal. Le nombre de celles qui ont fait la première communion depuis que je suis à Vic est plus grand ! "

 

Note : quo suit, quo suit = à cause de cela (ou sens approchant).

 

Ce courrier traduit bien la difficulté du curé de Vic-en-Bigorre pour vivre pleinement son apostolat. Mal entouré par des prêtres malades et ayant perdu le goût pour l'effort sacerdotal, il ressent d'autant plus ses faiblesses physiques que son caractère, toujours inflexible, et sa propre sévérité, qu'il reconnaît volontiers, alimentent son amertume envers la société civile aux mains de paroissiens qu'il ne comprend pas toujours et de prêtres constitutionnels qu'il abhorre. Son désespoir est grand de devoir quitter son poste parce que trahi par des forces qui déclinent et la proposition qui lui est faite d'aller ailleurs qu'à Pau, lieu qu'il chérit particulièrement pour y avoir vécu en paix avant sa nomination à la cure de Vic-en-Bigorre.

 

Lettre du 29 avril 1813

 

Monseigneur,

 

"Ma paroisse a un besoin urgent et absolu d'un vicaire. Je suis dans l'impossibilité de chanter la grande messe. C'est pour la seconde fois que le jour des Rameaux, j'ai eu une défaillance qui a failli m'emporter à moitié Passion. Depuis cette époque, je ne dis une messe basse et même de grand matin, qu'avec beaucoup de peine. Je suis obligé de sortir à tout moment du confessionnal, je suis épuisé par le travail. Les prêtres de Vic ne peuvent me donner aucun secours. MM. Bédouret et Dubertrand ne disent la messe que rarement à cause de leur âge et de leurs infirmités. M. l'abbé Baile qui a été jusqu'ici ma ressource vient d'essuyer un événement triste. Ayant glissé près d'une voiture, la roue lui a passé sur le genou droit et le pied gauche, ce qui le met dans l'impuissance de venir à mon secours. Il faut à Vic un vicaire qui se laisse conduire ou qui sache se conduire. M. l'abbé Baile pense que celui qui est actuellement à Rabastens a une meilleure santé que moi, tout au plus s'il a le quart de ma besogne. Je ne m'étends pas davantage. Vous ferez droit à ma demande ou par ce M. ou par un autre, je ne suis tenu qu'à ce que je puis faire. J'ai l'honneur d'être avec un profond respect, Monsieur, votre très humble et très attentionné serviteur. Delcros Terrats, curé."

 

Lettre du 9 mai 1813

 

Delcros Terrats écrit au chanoine Honnert pour lui relater les termes de sa lettre à monseigneur qui ne "daigne pas lui répondre" mais "soyez persuadé que la commune va s'adresser au ministre des Cultes pour forcer Mgr. à être juste. Il a eu la cruauté de me laisser seul dans ma paroisse tandis que M. le curé d'Ossun qui n'a pas mon ouvrage en a eu toujours deux. Ma santé est presque sans cesse éprouvée. Je n'ai pas la force, ni le temps, de vous en dire davantage, le commissionnaire me presse. Je vous prie de m'honorer d'une réponse. Recevez mes sincères respects". Delcros Terrats, curé.

 

Lettre du 19 février 1814

 

Monsieur, mon cher Honnert,

 

"...Vous me dites que personne ne veut remplacer M. Lallemand. Lors de la mort de M. Lamarque, ce premier me proposa de remplacer ce dernier. Ce fut à Tarbes chez M. Salles et en présence de deux prêtres qu'il me fit la proposition et depuis il m'en écrivit encore. Je ne sus pas alors que cette place put me convenir, il en est autrement aujourd'hui. J'attends la paix pour quitter Vic. J'ai une extinction de voix accompagnée de langueurs qui sont le prélude de ma décadence. Je ne puis rester à jeun et bientôt ne plus prêcher, ni confesser. Vous sentez que je ne puis être curé dans mon cas, d'un autre côté ne pouvant rester à Bayonne à cause de l'air de la mer qui m'est contraire. Ce ne serait que tout autant que Mgr. l'évêque me permettrait de rester à Pau que je pourrais occuper cette place s'il me jugeait digne de sa confiance. Au reste, je n'ambitionne ni ne méprise cette place que j'ai remplie pendant deux ans à Caen, lorsque j'étais professeur en droit canon, à l'université de cette ville, chaire que j'eus à la dispute sur trois concurrents. Mgr. de Caylus, évêque de Bayeux, me donna son suffrage et me fit son grand vicaire. Je n'entre dans ce petit détail que pour vous instruire que je ne serais pas étranger à cette place, que je pourrais mieux remplir actuellement que celle délivrée par les raisons susdites. Ainsi, il me parait qu'il vaudrait mieux que Mgr. eut un grand vicaire à Pau qui serait chargé des diocèses des alentours que d'en manquer. Le meilleur agrément que j'aurais serait de cultiver de plus près l'affection que j'ai pour Mgr. et pour vous. Je vous prie d'agréer l'un et l'autre l'hommage de mon profond respect avec lequel j'ai l'honneur d'être Monsieur et cher Honnert, votre affectionné serviteur". Delcros Terrats, curé.

 

Lettre du 16 septembre 1814

 

Monsieur, mon cher Honnert,

 

"...Nous avons eu l'armée française pendant trois semaines en carence, beaucoup de mes paroissiens ont décampé, ma maison était remplie de soldats, il m'en a coûté de huit à neuf cent francs, ainsi vous n'avez pas lieu de vous plaindre des aumônes pascales. ...Je ne vous dirai pas ce qui se passe dans mon canton relativement au saint ministère. Cela vous importe peu ce qu'on peut dire, mais seulement par motif de conscience je vous apprendrai qu'un nommé Senac, prêtre, qui n'a jamais été approuvé, fait des mariages à Artagnan où il dit la messe. Lorsque je lui ai écrit, il n'a pas daigné me répondre, voilà ce qui s'appelle agir en bonapartiste. Daignez me croire avec les sentiments les plus respectueux, Monsieur et cher Honnert, votre attentionné serviteur". Delcros Terrats, curé.

 

Note : Les effets de la retraite du maréchal Soult poursuivi par Wellington, le duc de fer, furent très sensibles en Bigorre, depuis la Rivière-Basse jusqu'à Tarbes et la partie sud-est du département.

 

Lettre du 28 septembre 1815

 

Monseigneur, 

 

"Un sieur Rovira, officier de santé, espagnol, diocèse de Barcelone en Catalogne, réfugié en France lors de la chasse de Joseph Bonaparte et domicilié à Vic, désirerait s'unir en mariage avec une dame de la paroisse. Je n'ignore pas que les étrangers n'ont pas droit de communauté en France qu'ils n'aient obtenu des lettres de naturalisation. Le sieur Rovira n'est pas dans ce cas, mais ce que j'ignore et que je désire savoir s'il n'y aurait pas quelque ordre du gouvernement qui empêcherait cette classe d'étranger de se marier. Les réfugiés ne sont pas des étrangers ordinaires, ils peuvent être renvoyés d'un moment à autre, ce sont une espèce de prisonniers que le général protège (général commandant l'armée des Pyrénées Orientales), à qui il donne des secours et qui ne peuvent se retirer, absolument parlant, sans son approbation. Ainsi quoique le susdit Rovira ait été publié dans son diocèse et que ses papiers soient en due forme, je ne le marierai qu'après des ordres de votre part dont je ferai mention dans l'acte du mariage. J'attends avec impatience le sort du clergé. Je suis dans l'impossibilité de continuer mes fonctions par l'épuisement de ma santé. Si je ne puis célébrer la messe jamuis clausis (dorénavant enfermé) dans un de mes appartements, lorsque le temps sera froid, je dois y renoncer, je n'en ai pas dit cinquante dans six mois. Je ne puis rester à jeun, pour peu que je parle, je m'évanouis et ma voix finit de s'éteindre. Je suis atteint d'un enrouement depuis neuf mois qui a résisté à toutes sortes de remèdes. Voilà ce que j'aurai gagné à Vic où on m'a laissé sans vicaire lorsque ceux de Tarbes et d'Ossun en avaient deux. Cette dernière persécution suscitée par la faiblesse et la lâcheté de nos curés de Tarbes qui ne seront jamais mes modèles a mis le comble à mes maux. Je finis un article qui me soulève encore. Daignez me faire réponse aussitôt sur le premier article de ma lettre. Ne doutez pas de la continuation de mes vœux pour tout ce qui pourra vous être utile et agréable. C'est dans ces sentiments que je vous prie d'agréer l'hommage de mes profonds respects avec lequel j'ai l'honneur d'être, Monseigneur, de votre grandeur le plus humble serviteur". Delcros Terrats, curé.

 

Rovira est chirurgien espagnol. Chaudement recommandé par le maire Antoine de Pujo, baron de Lengros (Gers), et les sœurs de la Charité, arrivées à Vic-en-Bigorre, fin 1814, pour remplacer Giffard, chirurgien de l'hospice, "comme s'étant permis des procédés outrageants pour ces dames". Il se présente, le 7 janvier 1816. Il a perdu son diplôme mais peut étaler "les connaissances les plus exactes de la chirurgie". De plus, il produit un état authentique de ses services et fonctions dans les différents grades auxquels il a été promu. Également, un certificat accordé par les officiers du régiment de chevau-légers auquel il appartenait. Enfin, sa douceur de caractère est un gage sûr pour "remplir avec zèle les fonctions de son état dans l'hospice de cette ville".

 

Le Préfet accepte sa nomination. En 1829, il remplace le vieux médecin Laffeuillade. Le Préfet le nomme "médecin opérant près l'hospice de Vic". En 1848, il est membre du conseil municipal (il a donc été naturalisé). Il est la risée de ses collègues, n'ayant jamais pu se débarrasser de son accent. Il restera médecin, pendant 37 années, jusqu'à sa mort, en 1853.

 

Lettre du 8 octobre 1815

 

Monseigneur,

 

"Je n'ignore pas que les étrangers peuvent se marier en France pointis ponendis (?) mais comme le sieur Rovira se trouvait en outre engagé dans les troupes de Joseph Bonaparte, j'ai voulu savoir si cette circonstance lui serait fatale. Je n'ignore pas non plus ce que disent les canons à l'égard de la permission que je vous ai demandée, mais comme je l'ai vu pratiquer aux diocèses de Rouen et de Paris pour des prêtres infirmes qui ne pouvaient se rendre à l'église. Je me suis appuyé de ces exemples plus pour l'acquit de ma conscience que pour tout autre, je ferai d'autres prières. Je suis surpris que vous ignoriez le peu de volonté des prêtres de Vic à me donner quelque secours. M. Baile a fait tout ce qu'il a pu tant que sa santé l'a permis. Les autres n'ont jamais eu le vouloir et je crois que leurs infirmités et leur âge ne leur permettent plus de travailler. M. Bédouret vient parfois aux offices. Ainsi je ne puis compter que sur mon vicaire. Il est des moments et ils ne sont pas rares que je fais plus que je ne puis ce qui me laisse beaucoup d'insomnies. Je présume que l'arrivée de Bonaparte vous empêchâtes de m'envoyer un certificat détaillé de ma conduite pendant la Révolution. C'est un acte de justice que je réclame. Je travaille à avoir un canonicat (dignité de chanoine) au joyeux avènement de Perpignan, ma patrie, si l'évêché y est rétabli comme on l'espère où dans les environs. Voici le véritable sujet de ma lettre. Je m'étais intéressé dans le temps pour M. Laguens. Vous eûtes égard à ma recommandation. Il a quelques traités de théologie qu'il sait assez. Il joint à son application beaucoup de piété. Je lui vois plus d'humilité qu'on n'en aperçoit dans les nouveaux prêtres du jour. Il appartient à des parents pauvres. Il a l'âge pour être promu aux ordres sacrés. Il désirerait une place gratuite, cette année, au séminaire. Je ne doute pas qu'après le rapport écrit que je vous fais, vous hésitiez à la lui accorder. Je vous remercie de toutes les honnêtetés que vous me dites. Daignez agréer l'hommage du plus profond respect avec lequel j'ai l'honneur d'être, Monseigneur, de votre grandeur le plus dévoué serviteur". Delcros Terrats, curé.

 

Lettre du 9 février 1816

 

Monsieur, cher Honnert,

 

"J'ai été étonné de ce que vous me dites de Mgr. Je croyais être mort dans ses attentions. Dans quelle vue me dites-vous que Mgr. est fort affecté de ce qu'on le presse pour destituer les prêtres bonapartistes. Je vous dirai franchement que tout ce qu'il y a de mieux (la tendance des prêtres insermentés) est fort surpris que cette opération ne soit pas faite. S'il avait eu la moitié d'une croyance aux revenants, il n'aurait pas placé un Péteil à Bagnères, ni un Baradère à Pau. Le premier reçoit souvent la visite des gendarmes comme receleur des Barére et consorts, le second n'est pas à son aise à Pau, vous en savez plus que moi. On est pas moins surpris de la nomination des jeunes prêtres à des cures. On ne peut comprendre que Mgr. les présente aux anciens qui ont tout sacrifié pour la religion, qui savent au moins douter et connaître l'occasion prochaine mais qui n'ont pas, il est vrai, la présomption des jeunes. M. Caseneuve, par exemple, récompense mal son curé de tant d'attentions. Comment Mgr. a-t-il pu lui donner les ordres sans exiger un certificat de vie et mœurs de son livre. Ce monsieur a été presque toujours fixé à Vic, les trois courts voyages qu'il a fait à Auch ou à Toulouse ne peuvent pas lui avoir donné une grande science. Il a passé l'interstice du diaconat à la prêtrise, en s'amusant à Bagnères et néanmoins le zéro se croit plus savant que son curé. Personne ne doute que si M. d'Antin fut resté en place, il n'eut été vicquois, il faut vivre pour voir de tels miracles. Voilà bien du travail à faire et refaire. Je vous prie d'agréer la sincérité de mes sentiments respectueux". Delcros Terrats, curé. 

 

Lettre du 18 mai 1816

 

Monsieur, mon cher Honnert,

 

"Je vous donne connaissance que M. Roch Cazaubon Lavedan, ancien minime et prêtre est décédé le 13 courant. Si j'avais su Mgr. à Tarbes, j'aurais été lui faire ma révérence. Il en était parti lorsque je l'ai appris. Il a pu se convaincre de la vérité de ce que je lui disais dans ma dernière lettre. Voyez s'il est possible d'envoyer un second vicaire à Vic qui en a extrêmement besoin. Je suis au bout de ma course, je dis très rarement la messe, je ne puis rester longtemps à jeun. Si j'avais vu Mgr. il n'aurait pas balancé à acquiescer à ma demande. Je vous embrasse avec les mêmes sentiments que vous me connaissez". Delcros Terrats, curé.

 

Le 3 juillet 1816, le conseil de fabrique observe, qu'en 1789, les rentes de fondations pour messes étaient au moins le double de ce qu'elles sont aujourd'hui. "Certains capitaux ont été versés par les débiteurs dans les caisses du gouvernement révolutionnaire et plusieurs autres ont été cédés à l'hôpital de Tarbes qui en retire la rente annuelle. L'état de ces rentes avait été adressé à monseigneur l'évêque de Bayonne avec toutes les pièces à l'appui, il y a environ six ans, pour obtenir la réduction des messes, sans avoir eu d'autre réponse qu'un simple accusé de réception. Cette circonstance est cause que les débiteurs ne s'acquittent pas. Il serait à désirer que le roi rendît une ordonnance, à son égard, qui éviterait aux débiteurs des frais considérables et aux prêtres beaucoup de désagrément".

 

Lettre du 31 août 1816

 

Monsieur, mon cher Honnert,

 

"Je vous remercie de l'honneur que vous me faites en me disant dans votre dernière que Mgr. est bien aise que je reste à Vic. C'est sans doute pour me punir de mes péchés qui n'ont encore occasionné aucun scandale et qui ne m'ont jamais fait manquer à mon devoir. Mgr. ne peut ignorer que j'y suis malgré moi. Mon vicaire est le seul prêtre disant la messe à poste fixe. M. Bédouret et moi ne la disons que très rarement. M. Baile n'est pas toujours à Vic. On a besoin d'un nouveau vicaire, les fonds (?) sont faits pour le premier octobre. Vous aurez la bonté de le représenter à Mgr. qui fera comme il l'entendra. Je ne vous en écris que pour l'acquit de ma conscience et après les demandes réitérées du Conseil de Ville. Je vais partir au premier jour ou pour Bagnères ou pour Toulouse, ma santé est épuisée. Je suis à la veille de ne plus pouvoir prêcher, ni confesser, parce que ma voix s'éteint après quatorze ans d'un travail extraordinaire. Mon esprit a besoin d'une grande distraction et mon corps d'un long repos. Agréez, Monsieur, mes sentiments respectueux et daignez faire agréer le même hommage à Mgr". Delcros Terrats, curé.

 

Le ton de cette lettre est dramatique, un véritable appel au secours. Le curé de Vic-en-Bigorre est au bout de ses forces. Quelques mois plus tard, une autre main supplée à la sienne pour écrire à Monseigneur.

 

Lettre du 14 février 1817

 

Monseigneur,

 

"Je n'ai pu répondre plus tôt à votre lettre du 6 courant. Une défaillance qui me prit, il y a quinze jours, a mis le comble à mes maux. J'ai été entièrement privé de la vie pendant huit jours et encore j'ai besoin d'une main étrangère pour vous écrire la présente. Il y a trois ans que je vous écrivis que je ne pouvais plus chanter de grande messe ayant eu plusieurs défaillances à l'autel qui m'avaient empêché de continuer le saint sacrifice. Si alors vous aviez pu avoir pitié de moi en m'envoyant un second vicaire, j'aurais pu durer quelque temps de plus et, aujourd'hui, je suis condamné à ne pouvoir, peut-être, plus confesser, ni prêcher. La municipalité et la fabrique, sensibles à mes besoins, prirent à cette époque une délibération pour avoir deux vicaires. La municipalité donne 700 francs exactement payés, la fabrique 300 francs, ce qui fait 500 francs pour chaque vicaire. Je doute que M. Tilhou ait encore dit une messe basse moins d'un franc cinquante centimes. J'y joins encore une partie du Casuel. Quel est ce desservant de la campagne qui en a autant et qui soit si exactement payé. Je vous ai instruit de tout cela dans le temps et j'attends encore la réponse. Daignez donc me l'envoyer le plus tôt possible parce que je ne puis rien faire et quoique ma mauvaise santé retarde mon voyage de quelques jours, je profiterai du premier moment favorable pour partir. Si monsieur l'abbé d'Alincourt m'eut fait la grâce d'attendre ma réponse avant d'écrire à M. le maire de Vic, il aurait pu allier son extrême politesse à l'obligation où il est de défendre les ecclésiastiques lors qu'ils ont la raison et la justice pour eux. La lettre ci-jointe de M. Ferrère, curé de Saint-Jean, à Tarbes, vous prouvera que je ne suis ni le premier, ni le seul qui ait reçu la cire du catafalque, mais bien peut-être le seul à qui on l'ait disputé, mais c'est une affaire finie selon vos vœux. Je prends toute la part aux afflictions que vous ont causé la mort de MM. votre frère et votre neveu. C'est ainsi que Dieu nous détache de tout ce que nous avons de plus cher dans le monde pour que nous nous attachions plus aisément à lui. J'ai l'honneur d'être avec un très profond respect, Monseigneur, de votre grandeur le très humble et très obéissant serviteur". Delcros Terrats, curé. 

 

Cet appel à l'aide est pathétique. Ce sera le dernier. Joseph Delcros Terrats sent ses forces le quitter et, absolument épuisé, il rend l'âme, le 27 mars 1817, à Vic-en-Bigorre, à l'âge de 66 ans.C'est son vicaire "non jureur", en qui il a pleine confiance, qui lui succède le 7 mai 1817. Blaise Baile, par l'ordonnance de "Louis, par la grâce de Dieu, roi de France et de Navarre" et de Lainé, ministre, secrétaire d'État au département de l'Intérieur, devient le successeur de Joseph Delcros Terrats.

 

Le 22 juin 1817, devant le vicaire Jean Marie Marmouget, enfin nommé, le nouveau curé de Vic-en-Bigorre se présente. Mis en possession réelle et personnelle de la cure ou église paroissiale de Saint-Martin de Vic-en-Bigorre, en vertu de l'autorisation donnée par "Monseigneur l'illustrissime et révérendissime Joseph Jacques Loison, Évêque de Bayonne" lecture lui est faite par son premier vicaire, à haute et intelligible voix, de l'institution canonique en date du premier avril.

 

"Nous l'avons conduit au principal autel qu'il a baisé avec respect, ainsi que le livre des évangiles ouvrant ensuite le tabernacle, il a adoré le très saint sacrement et a touché le ciboire du maître autel. Nous l'avons conduit aux fonts baptismaux où il a ouvert la cuvette qui contient l'eau dont on se sert pour administrer le baptême. Nous l'avons conduit également au confessionnal où il s'est assis, à la chaire où il s'est assis aussi et enfin, sous le clocher où prenant la corde de la cloche, il l'a tintée par trois reprises. Desquelles cérémonies servant à constater la mise en possession, nous avons dressé le présent acte, le jour et an que dessus, en présence de messieurs Maigné de Sallenave, maire de la présente ville de Vic, Beaute, premier adjoint, Baserque, deuxième adjoint, Bédouret, prêtre habitué, Tilhou, vicaire et autres personnes qui ont signé avec nous et le susdit maître Blaise Baile".

 

Blaise Bayle était vicaire de la paroisse Saint-Martin depuis quinze ans, au 30 juin 1791, mais prêtre réfractaire, il dut s'effacer devant les vicaires constitutionnels du curé Darrabiat.

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Je dédie ce texte au regretté chanoine Jean-Baptiste Laffon, historien, doyen du chapitre cathédral de Tarbes et vice-président de la Société Académique des Hautes-Pyrénées qui m'a aidé et conseillé pour la consultation des archives du grand séminaire de Tarbes, en 1990. Il avait bien voulu préfacer mon ouvrage "L'Eglise Saint-Martin de Vic-Bigorre", publié par la Société Académique, en 1988. J'y ai trouvé la correspondance du premier curé concordataire de Vic-en-Bigorre et des documents sur la vie paroissiale du canton de Vic-en-Bigorre, au XIXe siècle.

 

                                                                                          Claude Larronde