30/06/2006 : DISCOURS DE CLAUDE LARRONDE

 

L’Arsenal de Tarbes : 135 ans !

 

Comme vous tous, je suis triste et, pour tout dire, un peu accablé. 135 ans d’une histoire magnifique s’achève en tragédie, aujourd’hui.  

 

L’Arsenal, à Tarbes, c’est beaucoup plus qu’une épopée industrielle, si riche soit-elle. C’est l’histoire d’une famille qui s’éteint et disparaît, faute d’un descendant qui a renoncé à porter le flambeau, plus loin.

 

Ces jours-ci, je pense à ce brillant ingénieur, Jean-Baptiste Verchère de Reffye, qui, par une alchimie mystérieuse dont le destin a le secret, a adopté ce lieu que nous avons, nous tous, tellement parcouru. En dehors de l’accomplissement de sa haute mission pour la défense du pays, qu’est-ce qui lui plaisait tant, ici ? La vue des Pyrénées ? Les fouilles archéologiques préhistoriques sur le camp de Ger en compagnie d’un ami, alsacien comme lui ? Une population rurale bigourdane qu’il juge attachante ? Cette ville de Tarbes de 16500 habitants, où il a opté pour la nationalité française, en 1872, et qui ne demande qu’à sortir de son Moyen Age industriel ? Tout cela, sans aucun doute.

 

Ce visionnaire de la condition ouvrière n’hésite pas à embaucher dans les Hautes-Pyrénées 2000 ouvriers non spécialisés, en 1873-1874 ! Il veut faire de « son » atelier de construction une famille industrielle. Il écrit au ministre de la Guerre : « Il y aurait intérêt à fixer cette population industrielle, laborieuse et tranquille et le meilleur moyen d’y parvenir c’est d’assurer leur bien-être et de les sauvegarder contre l’exploitation des spéculateurs ». On construit pour ces ouvriers des petites maisons accompagnées d’un petit jardin, en loyer. Par cette volonté, le quartier Saint-Antoine reçoit 60 familles alsaciennes et se développera durablement.

 

Un capitaine d’industrie humaniste et social

 

En deux ans - 1873-1874 – Jean-Baptiste Verchère de Reffye accomplit 4 actes majeurs :

 

1- Il prémunit «ses» ouvriers contre les accidents, la maladie, l’indigence. Il enrôle 1 chirurgien, 2 médecins et convainc quelques pharmaciens de l’agglomération de faire l’avance gratuite des médicaments.

 

2- Il crée une caisse de sécurité, appelée très justement «Masse de Prévoyance», pour amortir les conséquences des accidents et maladies contractés à l’Arsenal. Soins gratuits en cas de maladie, secours en nature ou en argent pour une aide aux ouvriers en état d’indigence. (période d’indigence pour les ouvriers renvoyés).

 

3- Il crée une bourse de prévoyance qui permet d’amortir une reprise d’activité aléatoire. On retient 8% sur le bulletin de paie, montant versé à la Caisse des dépôts et consignations, restitué à l’ouvrier lors de sa sortie de l’Arsenal et abondé des intérêts du capital constitué.

 

4- Il fonde l’École d’Apprentis Mécaniciens pour les enfants d’ouvriers âgés de 12 ans.

 

Conséquences

 

Une véritable «fusion» s’établit entre les ouvriers et Verchère de Reffye. La conscience collective d’une nécessaire bonne exécution du travail s’instaure rapidement et durablement. Cette «famille» arsenaliste, qui se perpétuera, parfois, sur 4 générations, habite, principalement, à Tarbes, Aureilhan, Séméac, Bordères et Laloubère (2297/2448 employés, en 1912). Ce sentiment «familial», que l’on ne retrouve nulle part ailleurs, a fait de l’ATS une entreprise unique dans le sud de la France comparable, peut-être, à Michelin, à Clermont-Ferrand.

 

Les héritiers

 

Après son décès, les directeurs, héritiers du fondateur, ne le trahiront pas. Au contraire, ils auront à coeur de consolider les acquis sociaux, cette expression vilipendée, bafouée, remise en question, aujourd’hui, par le MEDEF et quelques politiques.

 

En 1895, c’est l’affiliation des ouvriers civils à la Caisse nationale des retraites pour la vieillesse. Le capital versé est réservé et l’entrée en jouissance de la pension viagère est fixée à 60 ans.

 

Des salaires ATS qui, dès 1914, creuseront l’écart avec les ouvriers de la

Compagnie des chemins de fer du Midi, l’Usine à gaz et les petits industriels et entrepreneurs de Tarbes (habillement, construction, alimentation). Les femmes employées à la Pyrotechnie, ont plus que doublé leur salaire (1 F à 3 F/jour). Pour un accouchement, le salaire est entier pendant 4 des 8 semaines d’interruption du travail, et le demi salaire pendant les 4 autres semaines.

 

En 1917, c’est la création d’un restaurant coopératif (angle rue Clarac et rue Massey) qui prend le nom «La Prolétarienne de Tarbes» pouvant recevoir 1200 clients/jour. L’objectif est de loger, nourrir et «faire boire» les arsenalistes. Certains soldats et prisonniers de guerre de l’Arsenal y trouveront un abri et un réconfort pendant quelques jours, à leur retour.

 

En 1945, le Service médical compte 4 médecins : 1 médecin chef, 1 médecin du travail, 1 médecin médecine générale (consultations), 1 médecin pour le contrôle des maladies à domicile, 1 dispensaire, 1 cabinet dentaire, 1 service social et 3 assistantes, 1 Comité Hygiène et sécurité, 1 Caisse de solidarité (1949) et 1 bibliothèque, en 1952.

 

Création de l’Edelweiss, des sorties skis, l’hiver, montagne et mer, l’été. Des convalescences au château de Lascazères (Franclieu) et Oléac-Debat (Achille Fould) pour les P.G.

 

1946 : Création de l’École Technique Normale de Tarbes avec les professeurs de l’E.N.P «Jean Dupuy» de Tarbes. Un ouvrier peut devenir technicien diplômé (ETN) ou ingénieur diplômé (ETS). Enfin, une formation professionnelle continue.

 

Les moments rares

 

Parmi les moments « rares » que j’ai vécus à l’Arsenal, je pourrais vous parler de la journée tragique du 11 janvier 1978 où un meurtrier fait irruption dans le local du service Informatique, passe tranquillement des appels téléphoniques et, de façon agressive, invite les opérateurs à vider les lieux, alors, qu’à côté de nous, un chef de service (D. Boilevin) agonise, assassiné, et un chef d’atelier (C. Coral) est dans un coma avancé. Une folie meurtrière que l’Arsenal n’avait jamais connue.

 

Non, je préfère développer un peu la quinzaine extraordinaire, l’utopie euphorique de mai 1968. Les plus anciens s’en souviennent. Dès le début, les portes d’entrée étaient fermées, verrouillées et surveillées par un piquet de grève intransigeant. Je me souviens d’une responsable administrative, du service du Personnel, qui, forte d’un ordre de réquisition, franchit péniblement l’entrée non sans essuyer une bronca de «Salope !». Le lendemain, elle récidive avec beaucoup plus de difficultés pendant que redouble l’averse, drue et cinglante, des «Salope !». Le 3e jour, l’administrative, ne se reconnaissant plus dans ce qualificatif trivial, renoncera définitivement à son action héroïque et restera sagement à la maison.

 

Le moment est particulier. C’est une époque où la syndicalisation est forte. Probablement, les 2/3 du personnel sont syndiqués. La CGC fait le plein des ingénieurs civils, FO = 400 adhérents, CFDT = 500 adhérents, CGT = 1000-1100 adhérents. La CGT est largement majoritaire dans le collège ouvriers et elle est dirigée par un grand monsieur : André Delluc. Dans le privé, ce militant ne cache pas ses idées politiques mais, à l’ATS, il est là pour rassembler tout le personnel. Je l’ai vu supplier un leader syndical de ne pas faire bande à part et de se joindre à la présentation des revendications communes.

 

Dès le 1er jour, les membres de bureau délégués par leur syndicat remplissent la salle de la direction. Raymond Hoffman et son état-major n’en mènent pas large et se demandent bien comment les discussions vont s’engager dans ce climat très tendu.

 

Tout y est passé : les conditions de travail, l’hygiène, la sécurité, les horaires, le chronométrage des temps de travail, la notation, l’avancement, la réglementation tatillonne, le comportement des petits chefs et le commandement en général. Nous étions persuadé que nous allions réformer le restant de taylorisme de l’ATS. Un peu utopique, non ?

 

Je passais mes journées à l’Arsenal : 9 h à 23 heures. Notre interlocuteur principal est le directeur Raymond Hoffmann qui joue le jeu. Sa disgrâce, après 1971, nous en sera d’autant plus sensible. Pendant 15 jours, le rythme des réunions ne faiblit pas.

 

J’ai vu des hommes se révéler «au feu» des analyses pointues et des propositions argumentées. Le climat intersyndical de militants qui ne se côtoyaient que dans les cortèges ATS-Préfecture est devenu alors chaleureux, fraternel même. Cette période est une parenthèse positive historique.

 

Toutes les promesses négociées avec la direction ATS de mai 1968 ont-elles été tenues ? Certaines, oui. Les interpellations dans les allées par les gardiens deviennent plus douces et, peu à peu, disparaissent. Les horaires de travail sont mieux aménagés et annoncent la souplesse d’un prochain horaire variable. Après l’augmentation générale des salaires (accords de Grenelle) et l’abaissement de l’horaire hebdomadaire de 42 à 39 h avec promesse d’autres étapes, le personnel « plane » encore un peu, mais l’atterrissage est proche et la dure réalité des cadences dans certains ateliers est toujours là. C’est le passé… Pour ce qui concerne la période plus contemporaine, vous l’avez vécue et la connaissez aussi bien que moi.

 

Pour conclure mon propos

 

Que faut-il nous souhaiter, à présent ? Nous préserver de l’oubli, ce cancer de notre société. Préservons nos enfants et nos petits enfants de l’oubli. Racontons-leur notre Arsenal. L’oubli, c’est trahir notre travail et nos responsabilités à l’Arsenal, c’est nier la richesse de nos relations humaines et la vie passée en ces lieux, c’est enfouir notre mémoire collective. Pour ma part, je parlerai de notre Arsenal, le plus longtemps possible.

 

Je remercie Daniel Gerbault et l’équipe d’Adishat pour tous les efforts qu’ils déploient afin que les Arsenalistes trouvent, ici, un lieu de convivialité, d’échange et, peut-être, d’espoir.

 

                                                                                           Claude Larronde

 

Discours prononcé le  30 juin 2006 devant le bâtiment de la Direction, bâti par Jean-Baptiste Auguste Verchère de Reffye, en 1875.