PYRENEES ENSORCELEES

 

L‘origine magique des dévotions pyrénéennes ne fait aucun doute. Aire géographique où les forces de la nature mettent en scène un spectacle tragique, où les acteurs : avalanches, déluges, foudre, orages, jouent dans le temple du surnaturel, les Pyrénées sont le haut lieu du danger infernal, la citadelle maléfique, le repère privilégié des “génies mauvais” et des sorciers.

Le bal costumé ou le "sabbat" moderne

 

 

Du pic d’Anie aux monts Maudits de la Maladeta, du Canigou, abri des sorcières de Catalogne et du Roussillon, à la Rhune, montagne sacrée des Basques, des grottes du Bastan à la forêt d’Iraty, en Basse-Navarre, les souvenirs du vieux culte et de ses rites protecteurs n’ont laissé place au christianisme que vers le Xe, voire le XIe siècle, et les fêtes païennes, déguisées par la gestuelle chrétienne, conjurent toujours le mauvais sort.

 

Animaux aux pouvoirs ambivalents, intermédiaires entre les démons, les sorciers et les hommes, le serpent, le chat, le crapaud, la chauve-souris, le hibou et le bouc du vrai sabbat sont toujours les garants ou l’antidote contre les forces irréductibles de l’eau, du feu, du soleil ou de la lune.

 

L‘exorcisme a-t-il balayé les nuages noirs du ciel pyrénéen ? Ce n’est pas sûr. Au village de Séron (1), les incendies multiples et intermittents, aux flammèches multicolores crépitant aux pieds des gendarmes éberlués, nous rappellent la permanence d’un phénomène aussi vieux… que le démon !

Si la croyance aux sorcières se généralise dans toutes les Pyrénées au cours du XVe siècle, depuis longtemps, déjà, elles supportent la responsabilité des maléfices aux formes aussi variées que la grêle, I’impuissance des hommes, la grossesse interrompue, la disgrâce physique, la récolte perdue et la noyade en mer du marin basque.

 

Les sorciers (2) sont généralement bienfaisants. Rebouteux ou guérisseurs, ils n’utilisent pas d’invocations sataniques. Au contraire, les formules pieuses, mêlées à un réel pouvoir de suggestion, mettent en fuite les mauvais esprits et protègent du mauvais œil. Pourtant, quelques-uns d’entr’eux ont mauvaise réputation par l’incessant chantage à la maladie des cultures et des troupeaux qu’ils font peser sur les paysans.

 

Avec les sorcières, le décor et les intentions changent. C’est à Satan et non à Dieu qu’elles demandent aide et assistance pour leurs prouesses surnaturelles. Jusqu’au XVe siècle, et contrairement à la sorcière du “Nord” qui pratique magie blanche ou magie noire parce qu’elle se sent femme opprimée dans une société favorisant les hommes et qu’elle a besoin de se défendre, la sorcière des Pyrénées ne souffre pas d’inégalité sociale puisqu’elle vit dans une région exceptionnelle dans le monde rural de l’époque, où la femme, méconnaissant la contrainte de la primogéniture mâle imposée par la loi salique, a une place égale à celle de l’homme, où l’héritière peut être chef de maison (cap d’ostau). Non, c’est plutôt sa condition sociale et économique de femme qui participe activement aux débats et aux luttes de la communauté au côté des hommes, à son comportement jugé trop masculin, qui la fait désigner comme suspecte par les administrateurs du pouvoir central. Différente de la femme d’Artois, de Champagne ou de Normandie, elle est déclarée sorcière et démoniaque, tout comme Jeanne d’Arc qui s’habille, monte à cheval et se bat comme un homme, pour son comportement égalitaire. Si l’on ajoute à cette condition sociale hérétique, la “licence” des cours d’amour méridionales et les traditions du parler franc de chez nous, les femmes de notre “pays” apparaissent aux yeux de l’Église et des “Français” comme des filles de Satan.

Le début des grandes affaires

Les grandes affaires se produisent au début du XVe siècle. Dès l’année 1424, sont publiées dans le val d’Anéo des “ordinacions”, destinées à châtier ceux qui assistent aux sabbats. En 1466, le Guipuzcoa adresse, au roi Henri IV de Castille, un mémoire et une enquête exposant les “nombreux dommages causés par les sorcières dont l’extermination s’impose absolument”. En 1527, c’est la Navarre qui est secouée par une affaire de sorcières qui s’enduisent d’onguents et, sur une invocation au démon, s’envolent. La dénonciation se fait à l’aide de deux fillettes de neuf et onze ans et deux cents personnes des vallées de Roncal, Salazar et Roncevaux. Elles sont condamnées. L’affaire fit grand bruit en Espagne et, paradoxe, l’inquisition, qui dirige l’action répressive, en 1538-1539, en Biscaye, Guipuzcoa et Navarre, relaxe de nombreux accusés, faute de preuves, se montrant moins cruelle et féroce que la justice civile.

 

C’est au pays Basque, du côté français comme du côté espagnol, que se tiennent les procès les plus spectaculaires. En 1609, Pierre de Lancre est en charge du poste de conseiller au Parlement de Bordeaux. Le pays de Labourd demande à Henri IV de nommer deux commissaires pour s’occuper des “affaires”. Choisi, Pierre de Lancre devient bientôt le principal responsable d’une terrible répression et estime que trois mille personnes sont “marquées” dans ce pays. Il ordonne près de huit cents exécutions et fait régner la terreur ; de véritables caravanes s’enfuient en Espagne. L’autodafé de Logrono, en 1610, est moins meurtrier : dix-huit accusés sont graciés, sept sorcières brûlées sur les bûchers et cinq autres, déjà mortes, le sont en effigies.

 

C’est à la fin du printemps 1643, que la paysannerie méridionale touche le fond du désespoir. Les malheurs s’accumulent depuis plus de dix ans : disettes, rareté et cherté des grains, flambées de peste, aggravation de la pression fiscale, dévaluation de la monnaie de cuivre qui touche directement les petites économies. Les gelées tardives et la grêle déclenchent une explosion de colère publique et les rancœurs provoquent une implacable chasse aux sorcières, l’expression populaire prend ici tout son sens. En vingt-trois mois, 641 causes sont recensées, 589 concernent les femmes, 52 les hommes. Un grand magistrat de l’époque écrit : “Au nombre des prévenus de la sorcellerie qu’on amène aux Parlements, il y a dix fois plus de femmes que d’hommes”.

 

Le 7 juillet 1644, les prisons de Toulouse sont remplies, l’avocat Cayron confirme : “les prévenues sont conduites à grandes troupes, dans la Conciergerie… Il s’est vu comme il se voit encore à présent, arriver de toutes parts, en si grand nombre de ces misérables personnes, mêmement de femmes vieilles, que les prisons en étant toutes pleines, on ne vaque journellement qu’à leur expédition”.

 

Engagé dans une action d’envergure contre la sorcellerie, le Parlement de Toulouse semble inspiré par deux idées : la régularisation de la procédure, la pondération dans les jugements. Obéissant au principe indiscuté que “la punition doit être aggravée selon la preuve plus ou moins”, il ne confirme que cinquante-neuf fois la sentence des premiers juges : même pas une fois sur dix ! Ainsi, l’accusé passible d’une condamnation en première instance, dans la juridiction inférieure couvrant sa commune, se retrouve à Toulouse, en procédure d’appel directe et automatique. La confirmation du premier jugement, par la Cour supérieure du Languedoc, est indispensable pour l’application de la peine.

Un phénomène unique dans l’histoire du pays

Partis du Rouergue, en avril 1643, les premiers procès ont lieu en juin, en Ariège. En juillet et août, le Couserans s’embrase ; à la fin de l’été, le mouvement gagne le comté de Foix et le Comminges. Il pénètre les hautes vallées de Ustou et Vicdessos et, en novembre, la Bigorre et le Bas-Armagnac sont atteints.

 

L’épuration commence, au début de 1644, sur les coteaux gersois, depuis le pays de Magnoac jusqu’à la plaine de la Garonne, les environs immédiats de la capitale languedocienne semblent être restés à l’abri de la contagion. Une recrudescence, au cours de l’été 1644, dans le Rouergue et l’Albigeois et, passé septembre, la fièvre tombe brusquement.

 

La crise en Bigorre

Nulle part, on ne s’occupe plus des sorciers en Bigorre qu’à Vic, affirme le paléographe Jean Larcher : “On renvoya le même jour - ler novembre 1643 - à la Bésiau - assemblée communale - convoquée au dimanche suivant et on ferait venir de la ville un homme qui se vantait de connaître tous les sorciers et sorcières, et après leur faire procès”.

 

La Bésiau est assemblée, le 8 novembre. On y nomme quatre députés : deux “nobles”, Jean Cazenave et François Belloc, un praticien, Manaud Desperon, et un bourgeois, Dominique Ramonané, pour faire venir André Monthies, chirurgien de Saint-Gaudens et réputé expert en marques diaboliques, reconnaissant d’un coup d’œil l’empreinte de Satan sur les prévenus. L’expert se trouve fort occupé à Bagnères-de-Bigorre où, après son passage, l'on fait pendre, brûler et fouetter plus de cinquante prévenus, sans compter ceux qui, en prison, attendent l’heure d’être brûlés. Chaque chef de maison vicquois promet dix sols pour les frais de cette reconnaissance. On y ajoute dix sols en plus, le 25 du même mois.

 

Trente-deux suspects de sorcellerie, dont vingt-quatre femmes, sont emprisonnées le 29 novembre. Monthies reconnaît la marque diabolique sur tous ; ceux-ci ne confessent rien et nient avoir été au sabbat. Quatre premières condamnations à la question sont prononcées, le 13 décembre, par le tribunal local présidé par le juge Durdez. Une querelle de prééminence judiciaire éclate entre celui-ci et le premier Consul de la ville qui a acquis le domaine et la justice et lui conteste toute autorité en la matière. Le nombre important des sorcières impliquées peut surprendre, or cette disproportion dans l’opprobre n’est pas un fait isolé, il est même, pour le chercheur d’archives, l'indice sûr d’une “affaire”. Le fait de comparaître en groupe et que l’élément féminin y soit prédominant, il s’agit à coup sûr d’un procès en sorcellerie.

 

L’expert en démonologie demande 500 livres tournois, pour ses bons offices, on lui en offre 200. On aurait bien été jusqu’à 250 livres, somme payée par Bagnères, mais il s’en contente. Le traité passé avec lui est approuvé par les Consuls et le Juge. On fait publier par le valet de ville et trompette l’ordre de ne point “s’écarter” de la ville aux habitants, sous peine de 10 livres d’amende pour les absents. La ville est quadrillée par dizaines - quartiers - et les dizainiers, qui ont prêté serment, s’activent, féroces…

 

L’opération de délation achevée, il faut régler la note du visiteur avec une escorte de huit à dix personnes, sans compter les valets et les chevaux. On fait bombance chez Jean Sanous, l’hôtelier, qui réclame soixante livres supplémentaires, on lui en accorde quarante. La folie collective menace la ville.

 

En homme de sang-froid, le juge exhorte au calme les plus enragés et attend avec impatience le retour des sorcières de Sarriac. Le ler janvier 1644, il va voir le président Laterasse, au Parlement de Toulouse, qui lui explique comment on use à l’égard des sorcières : pour celles qui sont “marquées”, on les renvoie avec dépens ; si elles confessent avoir été au sabbat, on les fait fouetter ; si on trouve des preuves de maléfices, on les condamne à être pendues et brûlées. De retour à Vic-Bigorre, le courageux juge royal relaxe tous les prévenus avec “bonnes et suffisantes cautions”.

 

D’autres faits de sorcellerie eurent lieu aux XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles. À Pujo, en Bigorre, le 30 avril 1850, le juge de paix de Vic-Bigorre fut appelé au chevet d’une pauvre femme âgée de soixante ans, brûlée vive par un couple satanique. Battue et accusée d’avoir jeté un maléfice sur leur maison, ils lui introduisirent les membres inférieurs dans le four à pain et lui brûlèrent la bouche au fer rouge. Questionné par le juge, le mari répondit : “J’ai vu cinq sorcières quand j’étais à Sombrun. Je les ai surprises et elles ont disparu comme des feux follets”.


Les cas de femmes frustrées par la vie, exagérant leur rôle au sabbat, ne sont pas rares. Les juges excessivement crédules ou, à l’inverse, fortement sceptiques, sont bien embarrassés pour démêler le vrai de l’affabulation, la simple présence curieuse de la participation active aux danses obscènes et aux repas orgiaques.

Une justice sévère

De nombreuses condamnations à la peine capitale étaient prononcées en première instance. La sévérité des magistrats locaux, convaincus ou prudents, était influencée par une population en colère. La procédure à issue fatale avait ses variantes : fustigation à mort, strangulation et brûlure ou strangulation, pendaison et brûlure sur le bûcher. Parfois, le châtiment n’était pas aussi expéditif ; l’accusé était soumis à la question et la séance de torture, horrible et interminable, s’achevait, le plus souvent, par la mort du supplicié.

 

L’épreuve des trois “boutons de géhenne” était particulièrement redoutée. Les graves troubles vasculaires provoqués par le basculement des corps, se compliquaient de l’enfoncement d’un gros doigt de fer entre les mains étroitement liées. Ce type de question était juridiquement qualifié de “préalable” ou de “provisoire” et ne devait pas entraîner la mort obligatoire comme dans le troisième type appelé “définitif”. Pour les magistrats, la question était un moyen sûr de vérifier les crimes secrets. Sous l’emprise de la douleur, les accusés avouaient ? Ils étaient condamnés ; ils ne parlaient pas ? Ils l’étaient également car, selon Pierre de Lancre, le diable avait jeté sur eux : “le sort du silence et de la taciturnité”.

 

 

Index

(1) Séron, canton d’Ossun dans les Hautes-Pyrénées. Ces incendies occupèrent les “médias” durant trois semaines, au mois d’août 1979.

 

(2) “Brouch” en Gascogne, “Hatilhère” dans les Landes, “Sourcié” dans le Tarn, “Breish” ou “Fachigniè” dans le Languedoc et le Narbonnais, “Sorgin” en pays Basque, le sorcier se reconnaît aussi, en Béarn, sous l’ancienne graphie : “Broux”, “Brouix”, “Broig”.