LA MEMOIRE

 

DE RENEE

 

Hô Chi Minh et Renée Tutenges

 

L'histoire de la Bigorre est faite, aussi, du témoignage d'hommes et de femmes qui ont marqué par leurs actions et leur courage la grande histoire de notre Pays. 

 

Le 2 septembre 1945, Hô Chi Minh proclame l'indépendance du pays et l'avènement de la République démocratique du Vietnam sur la place Ba Dinh, à Hanoi. En 1946, les troupes françaises se réinstallent en Indochine. Hô Chi Minh craint une mainmise de ses voisins chinois et se montre disposé à composer avec les Français.

 

Le Haut-commissaire Jean Sainteny et Hô Chi Minh signent, le 6 mars 1946, les accords qui reconnaissent un État libre du Vietnam au sein de l'Union française. Au mois de mai 1946, Emile Tutenges, mari de Renée, accompagne le président Hô Chi Minh, son premier ministre, Pham Van Dong, venus préparer la conférence de Fontainebleau - juillet-août 1946 - qui doivent préciser les contours de l'indépendance de l'Indochine et Vo Nguyen Giap, son ministre de la Sécurité. 

 

Né à Tarbes et bien connu des habitants de Caixon d'où sa famille est issue, le lieutenant-colonel Tutenges a reçu pour mission, le 27 mai 1946, "d'accompagner la Délégation Vietnamienne". Le voyage à Paris se fera par avion, le 31 mai 1946.

 

Aujourd'hui âgée de 83 ans, Renée Tutenges se souvient et nous entraîne avec fraicheur et sincérité sur une époque troublée en quête d'une figure légendaire dont l'amitié marquera sa vie (1). "Nous logions à l'hôtel du Louvre. Je dînais au côté du président Hô Chi Minh et la délégation qui l'accompagnait". 

 

Au restaurant de l'hôtel, Hô Chi Minh et Pham Van Dong sont chaleureux et pro-français, Giap est fermé, distant et antipathique, en désaccord fréquent avec son président. Les préparatifs de la future conférence se passent dans un excellent climat. À l'heure du voyage retour, la délégation Vietnamienne craint que l'appareil ne soit saboté et décide de l'accomplir en bateau, sur le "Dumont Durville".

 

Le périple durera un mois. Escales à Port-Saïd, Djibouti où le président Hô Chi Minh offre à Renée trois magnifiques orchidées cueillies au jardin de la ville, visite de la baie d'Along et arrivée à Haïphong. De là, la délégation prend le train jusqu'à Hanoï. Hô Chi Minh place le lieutenant-colonel à côté de lui, près de la portière, et Renée de l'autre côté, près de la fenêtre. À chaque station, les époux Tutenges reçoivent beaucoup de fleurs. Emile Tutenges est autorisé à se montrer ostensiblement à la portière.

 

À travers cet hommage voulu par "", Renée est certaine de sa volonté d'éviter une guerre. Arrivé à Hanoï, le couple est installé chez le ministre Nguyen Kim Haï, membre du gouvernement. L'accueil de l'épouse est excellent. Fille de mandarin chinois, élevée au couvent des Oiseaux, à Hanoï, elle met en pratique les préceptes de la religion boudhiste.

 

Hô Chi Minh met à la disposition de Renée un coolie-pousse qui vient la chercher, tous les matins, et lui sert de guide pour faire ses courses et découvrir la ville. Plus tard, c'est un chauffeur, avec automobile, qui assure ce service. Renée et son mari rencontrent le Président deux fois par mois, chez lui, et se rendent aux invitations publiques de la Présidence. "" invite le couple Tutenges à prendre le thé et les invite : "Venez quand vous voudrez, vous n'avez pas besoin de vous annoncer". 

 

"" a une petite taille et des yeux vifs qui lui font un regard pénétrant. Il est habillé d'un complet en toile beige, à l'occidentale. Ce n'est que plus tard, qu'il endossera la tenue vietnamienne. Rien ne trahit l'accent étranger dans son français. C'est vrai qu'il est imprégné de notre culture et qu'il a vécu et travaillé comme photographe, à Paris. Renée a admiré cet homme courtois "Il était généreux et avait un contact facile avec les gens. Jamais une réflexion désagréable. C'est un homme que j'ai beaucoup aimé d'amitié".

 

Georges Thierry d'Argenlieu, Haut Commissaire de France et Commandant en Chef pour l'Indochine, est basé à Saïgon. Au mois d'août 1945, le général de Gaulle l'a décidé de quitter, momentanément, l'ordre des Carmes. Emile Tutenges assure la liaison entre le président "", à Hanoï, et l'amiral. Il fait fonction de directeur de cabinet au service du Haut Commissaire. Renée vit dans l'intimité du président Ho Chi Minh qui a eu trois enfants et a été mariée à une Chinoise, restée là-bas. Elle-même, attend des jumelles qui naîtront l'année suivante.

 

Un jour, le chauffeur annonce à Renée Tutenges qu'il ne viendrait plus la chercher car les événements survenus à Haïphong allaient atteindre Hanoï. La nouvelle est aussitôt communiquée au lieutenant-colonel qui alerte sa hiérarchie. La troupe est consignée. Renée rend une dernière visite au président Hô Chi Minh et lui annonce son prochain départ : "M. le Président, je vais vous quitter…". "" lui répond : "Attendez !" et il quitte la pièce de réception. Il revient avec un magnifique oreiller brodé, confectionné sur les Hauts plateaux. "" lui prend la main et déclare : "Vous le savez, vous, que je voulais la collaboration". Renée : "Mais, vous la voulez toujours cette collaboration ?"Hô Chi Minh, un peu accablé : "Ah ! madame, cette politique…". "" la raccompagne jusqu'à la porte d'entrée. Dans le parc, Renée aperçoit des tranchées et questionne, naïve : "Tiens, M. le Président, vous faites des travaux ?". Le Président éclate de rire : "Ah ! Ma petite amie - Renée est de petite taille - Au revoir, vous permettez que je vous embrasse ? Oui, bien sûr, avec plaisir" ajoute Renée. Et le président Ho Chi Minh de lui donner l'accolade.

 

Quel est l'événement qui a provoqué ce départ hâtif de Renée ? Le 19 novembre 1946, une fusillade s'est produite dans le port de Haïphong entre une jonque chinoise et la douane française. À bord de la jonque, des nationalistes vietnamiens transportent de l'essence de contrebande. La fusillade dégénère et fait 24 morts dont le commandant Carmoin qui s'avançait vers eux avec un drapeau blanc. 

 

C'est le début de la première guerre d'Indochine. Sous les ordres de l'amiral d'Argenlieu, l'artillerie de marine bombarde le port de Haïphong, le 23 novembre, provoquant un "casus belli" irrattrapable. Le bilan : au moins 6.000 morts. Le 19 décembre suivant, Hô Chi Minh et son parti, le Vietminh, lanceront une offensive générale contre les Français.

 

Renée est rentrée dans son appartement, près de la Citadelle. De rage, elle a piétiné le bel oreiller brodé ! Un matin, vers neuf heures, elle paresse sous la moustiquaire et, tout à coup, sent une présence. Elle aperçoit le coolie qui a rejoint les tueurs ou les patriotes, elle ne sait encore quel qualificatif lui accorder : "Ah ! C'est toi…" Et l'homme de disparaître aussitôt. Elle pense qu'il est venu l'assassiner et qu'elle doit au président d'avoir gardé la vie sauve, ce jour-là. 

 

C'est lui qui a passé des ordres stricts pour la protection du couple Tutenges. Le lieutenant-colonel a dégoupillé quelques grenades pour Renée et lui a appris le maniement d'un petit revolver, mais que peut-on faire dans ces habitations que l'on ne ferme pas. Brutalement, les artisans locaux : coiffeurs, tailleurs, etc. refusent de servir "l'occupant".

 

Et puis c'est l'épreuve. Le couple Tutenges est empoisonné par une plante vivace et toxique, aux pétales blanchâtres allongés, du nom de "Datura stramoine". Il semble que la cible soit Emile Tutenges. Mais le lieutenant-colonel est doté d'une constitution robuste. C'est la frêle Renée qui souffre de troubles de la vue et de vertiges. Il faut l'hospitaliser à la clinique de Hanoï. Elle est évacuée, en France, où l'on diagnostique l'empoisonnement et les effets ravageurs de l'atropine. Sa faiblesse lui interdira toute activité pendant deux ans.

 

Plus jeune lieutenant-colonel de l'Armée française, à 37 ans, Emile Tutenges "qui ne disait jamais rien, à personne" a quitté l'Indochine mais a continué de servir dans les Services secrets militaires. Lui, qui fut le compagnon de l'avant-première heure du général Charles de Gaulle, Claude Hettier de Boislembert et l'ami du maréchal Leclerc et de Jean Sainteny, Haut-commissaire en Indochine, a quitté définitivement notre théâtre d'ombres, le 14 février 1989.

 

Native des Pyrénées-Orientales, Renée se souvient avec nostalgie de l'escale de Djibouti, chez le gouverneur, où, assise à côté de Ho Chi Minh, elle laissa tomber, par maladresse, son mouchoir qu'elle ne quittait pas - il faisait si chaud - essaya de le rattraper et glissa sous la table au grand désespoir du Président qui, malgré tous ses efforts, ne put empêcher cette chute burlesque. Le cocasse de la situation était palpable nous assure-t-elle.

 

Décédé en 1969, Hô Chi Minh est déifié et placé dans un mausolée. Un jour, en veine de confidences, il avoue à Renée : "On dit que je suis communiste. Je ne suis pas communiste !".

 

(1) Entretien réalisé le 4 janvier 2002 et documentation communiquée par Jean Tutenges, fils de Renée, que je remercie vivement.