Résolus à doter la ville de Tarbes d'une œuvre qui leur fasse honneur, les artistes bigourdans Jean Escoula, Edmond Desca et Louis Mathet se mettent au travail.

 

Quel sujet traiter ? « Faisons comme d'Espourrin, poète des Pyrénées, chantons nos montagnes ! » et ils se distribuent les rôles (1).

 

L'idée de l'Aurore, apparaissant sur la montagne, appartient à Escoula. C'est assurément un des plus jolis morceaux de la fontaine. L'intention développée par l'artiste est la suivante : Dégagée de ses voiles, l'Aurore émerge sur la cime des monts qu'elle jonche de fleurs et l'isard la suit en bondissant. Il compose aussi la Vallée de Bagnères qui de son geste accueillant, montre ses riants paysages. Elle est appuyée sur un chien des Pyrénées, sa lyre rappelle les chanteurs montagnards et leur chef Roland et les roses qui enguirlandent son écusson disent son climat enchanteur.

 

La plaine de Tarbes, la vallée d'Aure et celle d'Argelès sont dues au ciseau de Mathet. Les qualités de ce créateur délicat y transparaissent à merveille.

 

La Plaine de Tarbes caresse son cheval et lui donne à manger l'herbe odorante de ses prairies ; un canon symbolise l'Arsenal. La Vallée d'Aure est ardente et vive. Elle joue avec son bouc et la flûte du dieu Pan est jetée sur la roche. La Vallée d'Argelès caresse un jeune taureau tout en soutenant un agnelet qui vient de naître. La flûte et le tambourin du pâtre sont posés à côté des armes de Lourdes.

 

Tous les animaux : le bouc de la vallée d'Aure, le cheval de la plaine de Tarbes, le taureau et l'agneau de la vallée d'Argelès, l'ours, l'aigle, le loup, le groupe central, les ornements, les cartouches, les fleurs, sont l'œuvre d'Edmond Desca, prodigieux sculpteur animalier (2).

La réalisation des trois artistes et de l'architecte Louis Caddau, directeur des travaux, est remarquable en tous points. Culminant à près de quinze mètres de hauteur, le groupe des Vallées et celui des Torrents qui descendent dans les Vallées sont sculptés dans la roche de Lorraine, dite pierre d'Euville et le socle des vallées est en pierre d'Arudy. Cette fontaine mérite bien le qualificatif de chef-d'œuvre tant pour l'ingéniosité de la conception et la qualité artistique que pour la facture des soixante-quatorze mètres cubes de marbre.

 

Commencée sous la houlette du dynamique Vincent Lupau, le 26 novembre 1894, l'entreprise collective sera réceptionnée le ler janvier 1897 ; elle coûte 96 000 F.

 

Son érection fait apparaître des rivalités juridiques entre Mlle Dencausse, chargée d'interpréter les dernières volontés de la généreuse donatrice et la municipalité. Son action en justice empêcha l'établissement de la fontaine monumentale au centre de la place Marcadieu, sur l'emplacement de la fontaine Montaut, déplacée vers la place aux Balais, aujourd'hui place Montaut.

 

Le 4 juillet 1894, un jugement fait obligation à la Ville de détruire les fondations car elle n'a pas respecté la volonté de la testatrice et d'implanter la fontaine à l'ouest, en lieu et place du kiosque à musique. Maître de Cardaillac, avocat, assisté de Maître Lasbennes, avoué, qualifie la défense du testament par la partie demanderesse : «d'interprétation étroite et judaïque ».

 

L'appel de la ville de Tarbes, du 2 janvier 1895, rétablit, heureusement, l'esprit du legs de la donatrice et inflige à Mlle Dencausse une amende aggravée des deux tiers des dépenses de la première instance. Des rivalités politiques aussi, entre conservateurs et progressistes - nous dirions libéraux, aujourd'hui - des rivalités personnelles, enfin, entre Edmond Desca et l'architecte Louis Caddau.

 

Pourquoi cette querelle entre vicquois d'origine ? La fâcherie est profonde et irrémédiable mettant fin à vingt-cinq années d'amitié. Ici, apparaissent les travers du génie.

 

L'inauguration solennelle a lieu, le 21 novembre 1897, sous la haute autorité d'Armand Sylvestre, délégué du ministre des Beaux-Arts, en présence de la Bigourdane, des Troubadours Montagnards, de la Lyre Tarbéenne et de la musique du 53e régiment d'artillerie. Tout ce qui fabrique l'opinion en Bigorre est là : érudits, amateurs d'art, artisans d'idées nouvelles, la foule enfin. Les louanges et les odes chantées, jouées, déclamées par le poète vicquois Simin Palay proclament le génie de Desca ; le sculpteur est enthousiasmé, c'est l'apothéose. Le rôle d'Escoula et de Mathet est minimisé, la participation de Caddau et de Lupau oubliée ! Dans la liesse populaire, l'injustice n'en sera que plus durement ressentie par les hommes de l'art.

 

La presse locale rétablira bien vite le mérite des uns et des autres, stigmatisera, avec raison, les manquements graves du statuaire vicquois à l'élémentaire solidarité de compatriotes unis pour faire triompher leurs conceptions artistiques et esthétiques.

 

Amer, Escoula écrit à l'architecte Caddau, le 7 octobre 1897 : « Desca a bien manœuvré, intrigué, en faisant le buste du Préfet et de Sylvestre, il attend que nous soyons partis pour se mettre au mieux avec la nouvelle municipalité, après les avoir insultés pendant des années. Lupau et vous n'êtes plus rien ! J'ignore si de telles mœurs sont de notre époque, j'aime mieux croire que ce n'est qu'un fait isolé, car les Desca sont rares et je vous assure que la réputation dont il jouit ici n'est pas des plus brillantes. Je n'y attache pas grande importance, j'aime trop la belle époque du Moyen Âge où tous les artistes peuplaient nos cathédrales de chefs-d'œuvre sans seulement les signer. On regretterait presque ce temps-là… ».

 

Edmond Desca voulait une inauguration triomphale pour lui. Elle le fut ô combien ! Une ombre au tableau, cependant : le ruban rouge de la Légion d'Honneur, qu'il espérait ce jour-là, lui fut seulement promis. L'orgueilleux « Lion de Bigorre » devra attendre deux ans avant d'être décoré. On est loin de la belle phrase lancée par Sylvestre, en guise de conclusion : « Tous trois d'ailleurs sont fils de cette terre élue et la gloire qui s'attache à leur fraternel effort, est, entre eux, comme un trésor indivis dont leur conscience seule sait la répartition individuelle et secrète ». Enfin, M. Adam, le nouveau maire en exercice, passera sous silence le rôle essentiel joué par M. Lupau, son prédécesseur, dès 1893.

Toutes passions apaisées, la fontaine Duvignau-Bousigues demeure l'ouvrage majeur du statuaire vicquois. Les animaux en bronze : isard, loup, aigle, ours et, en pierre : cheval, taureau, agnelet, bouc, chien des Pyrénées, ainsi que le groupe allégorique central « Les Torrents » sont de lui. Cet ensemble, taillé dans la pierre de Lorraine, est composé de la Neste s'enfuyant vers la Garonne malgré les efforts de l'Arros qui cherche à l'entraîner vers l'Adour. Le Bastan et le Gave de Pau se précipitent dans la vallée et se réunissent à l'Adour, vieillard paisible, qui reçoit l'Echez mourant dans ses bras d'argent.

 

Par la suite, la fontaine « Duvignau-Bousigues » ou des Quatre Vallées, située devant la Halle au blé et la « Fontaine de Tarbes » placée au nord-est de la place Marcadieu, se sont observées longuement d'un regard diagonal. Plus tard, cette dernière, dépouillée de ses attributs industriels et sculptée par Frère, est baptisée « Source de l'Amour ».

 

Déplacée au sud-est de la place où elle ne peut supporter la comparaison avec l'autre, l'orgueilleuse, l'exigeante population tarbaise, qui plébiscita et acclama la première, lui porte, depuis, le regard attendri et compatissant que l'on doit à celles qui ont connu le malheur et la désapprobation publique.

 

(1) «Monographie de la Fontaine Duvignau à Tarbes» - Louis Caddau, Architecte des Monuments Historiques et Directeur des travaux de construction de la fontaine - 1899 - Imp. Perrot-Prat, rue Larrey, Tarbes.

 

(2) «Edmond Desca, le lion de Bigorre» - Claude Larronde - 1989 - Edition Bibliothèque Municipale de Tarbes.